Dossier – Acapulco, un paradis perdu !

L’ancienne “perle du Pacifique” est désormais au coeur de la guerre des cartels de la drogue. Devenue une des villes les plus dangereuses du monde, elle pleure ses morts et son passé glamour. Sa descente aux enfers dit tous les maux d’un pays aspiré dans la violence.

Avec ses chambres vides, sa peinture craquelée et ses photos jaunies aux murs, l’hôtel Los Flamingos est l’ombre de lui-même. Comme il semble loin, le temps où cet établissement, posé sur une falaise surplombant le Pacifique, était géré comme un club privé pour stars de Hollywood… Ses deux copropriétaires s’appelaient alors John Wayne et Johnny Weissmuller (Tarzan), et sa clientèle d’habitués comprenait Errol Flynn, Ava Gardner, Frank Sinatra, Kirk Douglas, Orson Welles, Richard Widmark… Certains soirs, paraît-il, Cary Grant et Tony Curtis se glissaient derrière le bar pour préparer les margaritas. Ensuite, la “bande d’Hollywood” rejoignait la terrasse pour danser jusqu’au bout de la nuit, au son du mambo et du cha-cha-cha.

“Acapulco était si glamour…”, soupire Susana Palazuelos, mémoire vivante de cette station balnéaire célèbre pour sa sublime baie, longue de 16 kilomètres. Personnalité du gotha mexicain, elle est incollable sur les grandes heures de la “perle du Pacifique”: “Savez-vous que John F. Kennedy est venu ici en voyage de noces avec Jackie? Et que Liz Taylor s’y est mariée pour la troisième fois?” Quant à Elvis Presley, il y a tourné un nanar, dont le titre résume l’esprit de l’époque: Fun in Acapulco.

Le fun, de nos jours, est un lointain souvenir. A l’entrée de la ville de 800 000 habitants, située à quatre heures de route de la capitale, Mexico, un barrage de militaires habillés en “ninjas” tient lieu de comité d’accueil. L’emplacement du check-point n’a pas été choisi au hasard: un samedi matin de janvier 2011, c’est ici, sur l’avenue principale d’un faubourg populeux, que 15 corps sans tête ont été retrouvés.

Des narcotrafiquants, liquidés par des rivaux du cartel de Sinaloa, qui ont pris soin de signer leur crime en déposant un message à côté des cadavres encore chauds: “Ne fourrez pas votre nez à Acapulco.” Conçu pour choquer, l’atroce crime a atteint son objectif, si l’on en juge par la nervosité des soldats sur le bord de la route, armés jusqu’aux dents. “Halte! Stop! Donnez votre caméra!” hurle un militaire en direction du passager d’une voiture, qui tente de filmer le barrage à l’aide de son téléphone portable. L’atmosphère, comme la chaleur, est suffocante.

Un coup de pied dans la fourmilière peu efficace

Règlements de comptes, têtes coupées, barrages, patrouilles militaires: ici, tout rappelle la spirale infernale dans laquelle est tombé le Mexique. Autrefois réputé pour sa beauté naturelle et ses civilisations précolombiennes, ce pays de 115 millions d’âmes est désormais associé à l’hyperviolence. “Rien qu’en 2012 environ 500 corps sans tête ont été comptabilisés à travers tout le pays”, rappelle, à Mexico, le journaliste Ioan Grillo (1). Comme si la cruauté des rituels mayas et aztèques n’avait jamais cessé.

Mais comment le Mexique est-il tombé si bas? Voilà six ans, en déclarant une guerre sans concession aux cartels, le gouvernement conservateur du président Felipe Calderon (2006-2012) a donné un coup de pied dans la fourmilière du narcotrafic. L’armée a été déployée à travers le pays, mais rien n’a été résolu ; au contraire, la violence s’est déchaînée de toutes parts.

Acapulco est un cas d’école. La station balnéaire, longtemps épargnée, est ravagée par la violence depuis l’élimination de deux “boss” du cartel des frères Beltran-Leyva, qui règne sur place. En 2009, Arturo Beltran-Leyva, alias “La Barbe”, est tué par l’armée ; l’année suivante, Edgar Valdez Villareal, alias “La Barbie”, est arrêté par la police fédérale. “Le vide laissé par ‘La Barbe’ et ‘La Barbie’ a déclenché une guerre tous azimuts, car chacun veut contrôler ce port stratégique”, raconte la journaliste Anabel Hernandez, auteur de Los Señores del narco (2).

Dès lors, comme dans Les Tontons flingueurs, les narcotrafiquants éparpillent “façon puzzle”. Ils dynamitent. Ils ventilent. Bilan: 1200 morts pour la seule ville d’Acapulco en 2011 sur un total de 12 000 à travers le pays cette année-là. Depuis cinq ans, au Mexique, la guerre contre la drogue s’est soldée par plus de 60 000 homicides. Au pouvoir depuis le 1er décembre 2012, le président Enrique Peña Nieto devra définir une nouvelle stratégie anticartels qui pourrait passer, notamment, par la création d’un corps de gendarmerie.

Les halcones, des mouchards invisibles mais omniprésents

Dans la deuxième ville la plus dangereuse du pays, cinq cartels se disputent aujourd’hui “la plaza” d’Acapulco: le cartel de Sinaloa, Los Zetas, la Famille, le cartel du Pacifique Sud, le Cartel indépendant d’Acapulco. Ces syndicats du crime s’appuient sur 17 mafias locales aux noms évocateurs: le Commando du diable, le Vengeur du peuple, les Tondus, les Téméraires, le Peuple pacifique uni, l’Entreprise, les Rouges, la Résistance… En pratique, seuls les gros cartels, capables d’organiser des trafics à l’échelle internationale, s’adonnent au commerce de la drogue (marijuana, cocaïne, héroïne, métamphétamines). Les organisations criminelles locales, elles, se contentent d’assassiner, de racketter, de kidnapper. Et de surveiller.

A travers la ville, un réseau d’informateurs, surnommés halcones (faucons), est chargé de rapporter aux cartels toutes les informations dignes d’intérêt. Cette armée de mouchards, invisible mais omniprésente, mêle chauffeurs de taxi, concierges d’hôtel, marchands ambulants ou policiers corrompus. “Laissez donc votre voiture à votre hôtel, nous prendrons la mienne: la vôtre, immatriculée à Mexico, est trop facilement repérable par les délinquants”, avertit Lucero Rincon, une jeune employée d’une agence immobilière qui nous conduit chez le père Jésus Mendoza, dans un quartier déshérité sous la coupe de la mafia.

Avec quelques autres, tous deux ont fondé une association citoyenne, Hasta la madre (Ras-le-bol), qui demande aux pouvoirs publics de mieux protéger la population. L’ecclésiastique en a “hasta la madre”, explique-t-il, de voir un “mouchard” camper nuit et jour à l’entrée de son quartier. Et la jeune femme en a “ras le bol”, elle aussi, de l’impunité. Voilà deux ans, son frère cadet, âgé de 20 ans, a été kidnappé et tué par des trafiquants, qui l’avaient confondu avec un autre. “Nous connaissons l’identité des assassins, confie-t-elle. Mais, lorsque nous avons mobilisé nos relations pour faire ouvrir une enquête, nous avons très vite reçu des menaces de mort. Les démarches se sont arrêtées là.”

Le curé raconte une autre histoire édifiante, preuve que la violence n’épargne aucune catégorie sociale: “Il y a quelques semaines, trois fillettes du quartier, âgées de 2, 6 et 11 ans, ont été kidnappées. Leur père, un modeste ouvrier, a pu réunir les 50 000 pesos (3000 euros) exigés par les ravisseurs. Et il a eu de la chance: beaucoup de bandits empochent la rançon puis exécutent sans pitié leurs prisonniers.”

Comment préserver l’activité touristique?

Dans un quartier voisin, une enseignante en primaire, Osiris Miranda, raconte: “A l’école, les exercices de prévention contre les tremblements de terre et les ouragans ont, ces dernières années, été remplacés par des entraînements aux fusillades, afin d’enseigner les bons réflexes aux enfants.”

Débordé par le bain de sang, le gouvernement fédéral a déclenché, en octobre 2011, l’opération Guerrero seguro (Guerrero sûr), du nom de l’Etat dont Acapulco est la capitale. L’armée a investi la “perle du Pacifique” et des patrouilles de soldats montés sur des pick-up sillonnent en permanence le bord de mer, avec ses hôtels, ses restaurants et ses boîtes de nuit. En revanche, les militaires évitent avec soin les faubourgs populaires. Leur mission: préserver l’activité touristique, ou ce qu’il en reste. “Une seule liaison aérienne nous relie chaque jour avec les Etats-Unis, alors qu’il en existait des dizaines autrefois”, se désole le maire adjoint chargé du tourisme, Netzah Peralta.

Les navires de croisière? “Il n’y en a plus que cinq par mois contre trente auparavant”, se rembrunit, à son tour, un marchand de souvenirs kitsch sur la plage de la Caleta. Quant aux touristes américains qui, à la fin de l’hiver, se ruent sur les destinations tropicales, ils privilégient Panama City et Cancun, réputées plus sûres.

Adeptes de la méthode Coué, une centaine de patrons du secteur touristique ont créé, en 2010, l’association Habla bien de Aca (Parle bien d’Acapulco). Leur principe: regarder le verre (de tequila) à moitié plein, plutôt qu’à moitié vide. Selon leur représentant, Erick de Santiago, un gérant de discothèque, les bonnes nouvelles abondent: “Tout d’abord, le pire est passé, explique-t-il. Puisque Acapulco a touché le fond en 2011, la situation ne peut que s’améliorer.

D’autre part, le nouveau maire, Luis Walton, laisse espérer un changement.” La municipalité a dégagé 30 millions de dollars pour rénover les infrastructures, améliorer les transports, nettoyer les plages. Enfin, suprême espoir: le milliardaire mexicain Carlos Slim – l’”homme le plus riche du monde”, selon le magazine Forbes – préside depuis avril un conseil d’entrepreneurs chargé de restaurer 80 édifices mythiques du port d’Acapulco, tels que l’hôtel Boca Chica, joyau de l’architecture fifties. Or, à l’instar du roi Midas, Carlos Slim transforme en or ce qu’il touche. “Si “El señor Slim” s’intéresse à nous, c’est tout de même un signe, non?” reprend le gérant de discothèque Erick de Santiago. Un jour, peut-être, le mauvais film qui se joue à Acapulco aura son “happy end”.

(1) Auteur d’El Narco, la montée sanglante des cartels mexicains, (Buchet-Chastel, 2012).
(2) En cours de traduction française.
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