Histoire – Mayas, Toltèques, Aztèques… Ils vénéraient tous le serpent à plumes ! (Vídeo)

Figure majeure du panthéon précolombien, le dieu serpent Quetzalcóatl a été adoré dès le premier millénaire avant Jésus-Christ. Représenté sous différentes formes, il s’est vu attribuer nombre de pouvoirs : créateur du Soleil et de la Lune, sauveur de l’humanité… Mais c’est aussi la croyance en sa renaissance, sous l’apparence d’un barbu «au teint clair», qui allait marquer au XVIe siècle, la fin de la civilisation aztèque.

«La première fois que des navires apparurent sur la côte de la Nouvelle-Espagne, les capitaines de l’empereur aztèque Moctezuma allèrent voir ce que c’était. A la vue des Espagnols, tous baisèrent les proues des navires en signe d’adoration : ils pensaient que c’était le dieu Quetzalcóatl qui revenait.»

Telle est l’anecdote rapportée par le missionnaire Bernardino de Sahagún (1500-1590) dans son encyclopédie consacrée au monde aztèque, rédigée un demi-siècle après les faits. Par quel prodige Hernán Cortés, enharnaché de pied en cap, avait-il été confondu avec le dieu serpent à plumes ? La réponse tiendrait à une prophétie : personnage phare du panthéon méso-américain, Quetzalcóatl – du nahuatl quetzalli, «plume verte», et cóatl, «serpent» –, disparu depuis des siècles, aurait promis de revenir parmi les siens sous l’apparence d’un homme barbu et au teint clair, au cours d’une année «roseau» du calendrier aztèque. Comme par un fait exprès, l’année 1519, où Cortés a fait irruption dans la vallée de Mexico, était placée sous le signe du roseau.

On sait désormais que ce quiproquo a été, sinon entièrement inventé, du moins largement exploité par les Espagnols pour favoriser leur conquête. La nature polymorphe du dieu Quetzalcóatl a peut-être aussi aidé à la confusion.

Vénéré vraisemblablement depuis la civilisation olmèque (1200-500 avant J.-C.) par les populations du centre du Mexique, et les Mayas du Yucatán, Quetzalcóatl a, en effet, endossé une multitude d’aspects. Aux temps les plus reculés, prenant l’apparence d’un serpent, il comptait sans doute parmi les anciennes déités agricoles – garantes de la fertilité de la terre – adoptées par les populations sédentaires de cette région. Les nomades du nord, eux, le vénéraient sous la forme de la planète Vénus, la boussole naturelle des peuples itinérants. Chez d’autres peuples encore, il incarnait le vent.

Quetzalcóatl est le dieu qui a subi le plus de transformations

Tous ces avatars sont le fruit de trente siècles de métissage. Au cours de l’histoire méso-américaine, nous apprend l’ethnologue français Jacques Soustelle (1912-1990) dans La vie quotidienne des Aztèques (Hachette, 1955), au gré des migrations, des batailles et des conquêtes, les peuples se sont échangé les dieux. Le serpent à plumes est l’un des produits les plus aboutis de ce long travail de sédimentation. «De toutes les personnalités divines connues […], c’est celle de Quetzalcóatl qui avait subi les plus profondes transformations», écrivait Jacques Soustelle dans le Que sais-je ?qu’il a consacré à la civilisation aztèque en 1970.

Quand le fameux serpent s’est-il manifesté pour la première fois ? Dans The Myth of Quetzalcoatl (Johns Hopkins University Press, 1999), l’historien mexicain Enrique Florescano repère sa trace chez les populations olmèques, établies dans le golfe du Mexique entre 1200 et 1500 ans avant J.-C. Mais c’est surtout dans l’antique cité de Teotihuacán, située au nord de Mexico, qu’il apparaît en majesté. Dans cette vaste métropole, qui fut l’une des plus peuplées du monde aux alentours de 500 ans après J.-C., une pyramide hérissée de têtes de reptiles aux crochets acérés lui était dédiée. Le dieu zoomorphe de ce pays aride était alors associé à fertilité.

Au cours du premier millénaire, son culte prend des proportions considérables : sur le plateau de Puebla, dans la cité de Cholula, une pyramide de 450 mètres de large – le double des grandes pyramides de Gizeh en Egypte ! – lui était consacrée. Aux alentours de l’an 1000, dans l’Etat voisin d’Hidalgo, Tula, la capitale des Toltèques, était entièrement placée sous sa protection. Grâce aux Toltèques, étendant leur influence dans le Yucatán au XIe siècle, le serpent à plumes s’est imposé dans la cité maya de Chichén Itzá. Là, il prit le nom de «Kukulcan».

Aujourd’hui encore, chaque année, des milliers de touristes viennent assister au spectacle de l’équinoxe de printemps, comme le faisaient les Mayas. Ce jour-là précisément, l’ombre portée de l’escalier de son temple s’étire sur les flancs de la pyramide, dessinant le corps d’un serpent.

Un protecteur des artisans et inventeur de l’écriture

En l’incorporant à leur tour à leur théologie, les Aztèques lui firent subir d’importants changements. C’est ce qu’a révélé la découverte faite, en juin 2017, au coeur de Mexico City, bâtie sur les cendres de la capitale aztèque Tenochtitlán, des vestiges d’un sanctuaire du XVe siècle.

Situé près de l’actuelle place de la Constitution, à l’endroit précis où Cortés assista pour la première fois au jeu de balle sur l’invitation de l’empereur Moctezuma II, il était dédié à Ehecatl-Quetzalcoat, le dieu du Vent. La Leyenda de los Soles, le mythe aztèque des origines, attribuait au serpent à plumes des miracles tels que la création de la Lune et du Soleil, mais aussi la fondation de l’humanité. A ce titre, il était également considéré comme le patron des artisans, l’inventeur de l’écriture et le gardien du savoir religieux. Quetzalcóatl, dans sa version aztèque, était également affublé d’un frère jumeau – Xolotl, le dieu à tête de chien –, ainsi que d’un double maléfique – Tezcatlipoca, le dieu de la Nuit.

Pour emmêler un peu plus ce redoutable noeud de serpents, deux figures portant le nom de Quetzalcóatl se superposent dans les chroniques préhispaniques : la première est le dieu primordial vénéré depuis les Olmèques, la seconde est un personnage mythique qui aurait régné sur la ville légendaire de Tula, la capitale des Toltèques.

Souverain parfait d’un royaume idéal où «le maïs était si gros qu’un seul épi suffisait pour faire une charge», le prêtre-roi Topiltzin Quetzalcóatl honorait les dieux en offrant son propre sang ou en sacrifiant des créatures de peu de poids : papillons, oiseaux ou serpents.

Mais survint ce jour fatal où Tezcatlipoca, le dieu-sorcier vénéré par les guerriers, intoxiqua le vertueux monarque qui s’adonnait à toutes sortes d’extravagances – comme coucher avec sa propre soeur et dessécher les cacaoyers – avant d’abandonner son peuple. Ici, les versions divergent : pour les uns, il s’immola par le feu et ressuscita sous la forme de l’astre Vénus ; pour d’autres, il fit escale à Cholula avant de s’établir chez les Mayas, à Chichén Itzá ; pour d’autres encore, il s’enfuit vers l’orient sur un radeau formé avec des serpents tout en promettant à son peuple de revenir un jour. C’est ici que s’ancre le mythe du retour de Quetzalcóatl.

Quoi qu’il en soit, la désertion du prêtre-roi marqua la fin d’un âge d’or. Dès lors, le sang humain se mit à couler sur l’autel des sacrifices. La légende toltèque laisse à penser que Topiltzin Quetzalcóatl s’opposait aux meurtres rituels. Ce combat mythique entre le prêtre-roi bienveillant et le brutal dieu-sorcier, serait la métaphore de l’opposition entre les peuples sédentaires et les nomades conquérants. En réalité, dans son rôle de dieu primordial, le reptile sacré a copieusement fait couler le sang humain. De nombreux indices macabres en témoignent : à Tehotihuacán, au pied de la pyramide de Quetzalcóatl, une centaine de dépouilles humaines, mains liées dans le dos, gisent aux côtés de coquillages, d’objets de jade ou d’obsidienne destinés aux offrandes. A Tula, la cité toltèque dont il était le dieu-patron, une frise de reptiles dévorant des squelettes se dresse au nord de son sanctuaire. Enfin, dans la capitale aztèque de Tenochtitlán, une trentaine de cervicales humaines ont été récemment découvertes à proximité de son temple.

Pourquoi tant de sang versé ? « Pour faire de la vie avec de la mort », assurait Jacques Soustelle. Selon la Leyenda de los Soles, les dieux se seraient collectivement jetés dans le brasier pour mettre la Lune et le Soleil en mouvement. A leur tour, les humains auraient sans cesse renouvelé ce geste sacrificiel. A cet égard, la dette contractée auprès de Quetzalcóatl est colossale, car il fut le premier à se jeter dans la fournaise pour créer le soleil, de même qu’il n’hésita pas à faire couler son propre sang pour créer l’humanité. Dans son rôle de planète Vénus, il s’identifiait avec l’Etoile du matin, qui tuait les guerriers à coups de flèche. Pis, dans sa fonction de dieu du Vent, il était l’auxiliaire du redoutable dieu de la Pluie Tlaloc, pour lequel de jeunes enfants étaient immolés.

On l’a aussi confondu avec un saint catholique et un Viking

Pourtant, rien n’entache l’extraordinaire popularité du dieu Quetzalcóatl : au Mexique, bien sûr, où Octavio Paz, prix Nobel de littérature en 1990, croyait le reconnaître dans la figure héroïco-tragique du révolutionnaire Emiliano Zapata, mais aussi dans l’Ancien Monde, où son personnage n’a cessé d’inspirer une moisson de romans d’aventures et de jeux vidéo. L’attrait pictural du serpent à plumes n’est peut-être pas la seule raison.

Par une curieuse ironie de l’histoire, la fameuse confusion d’identité entre Cortés et Quetzalcóatl a provoqué un effet domino : dès le XVIIe siècle, commente le sociologue mexicain Ruben Torres Martinez, certains pères de l’Eglise se sont sérieusement demandé si ce personnage au teint clair – dont les Aztèques attendaient impatiemment le retour – n’était pas l’apôtre saint Thomas, parti seul évangéliser le Nouveau Monde (Saint Thomas et Quetzalcóatl, Cahiers d’études romanes, 2013).

Pour extravagante qu’elle soit, l’idée a fait florès auprès de la population créole mexicaine jusqu’au milieu du XXe siècle. Plus près de nous, dans la vieille Europe, les tenants de l’histoire alternative ont vu dans Quetzalcóatl la figure du Viking Ari Marson, un compagnon de route d’Erik le Rouge égaré dans la mer des Caraïbes. Comme si le long travail de stratification accompli pendant la période préhispanique continuait à faire son oeuvre. Comme d’autres figures mythologiques – le Phénix ou le Golem –, le serpent à plumes a la vertu de cristalliser les espoirs ou les peurs. Dans le rôle de l’astre Vénus, il symbolise la renaissance ; dans celui du dieuprêtre Topiltzin Quetzalcóatl, il illustre le retour possible du paradis perdu. «Au Mexique, souligne Ruben Torres Martinez, [il représente] un équilibre entre le vieil univers préhispanique et la nouvelle société.» A sa manière, le dieu serpent résout les antagonismes. Pas étonnant que certains aient attendu obstinément son retour.

Par Christèle Dedebant  – Publié dans www.geo.fr

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