Les surréalistes, le Mexique et David Alfaro Siqueiros : « A l’assassin ! »

« A l’assassin ! » s’exclamaient les surréalistes lorsqu’une exposition parisienne mettait en avant l’œuvre de David Alfaro Siqueiros. C’était en 1952. Aujourd’hui qu’une nouvelle exposition sur le Mexique mêle Siqueiros et le surréalisme, il est temps de relire ce qu’ils disaient à l’époque à son sujet. 

PAR  (de nos archives 28 oct 2016)

En ce moment se tient au Grand palais – et jusqu’au 23 janvier – « Mexique 1900-1950 » une exposition sur les peintres d’avant-garde mexicains du premier XXe siècle. A ce titre, et fort justement, une place importante est faite à ceux qu’on appelle les « muralistes ». Parmi eux, Diego Rivera est le plus connu en France. Ce n’est pas le moindre mérite de cette exposition que de nous en faire découvrir ou reconnaître d’autres, de moindre renommée ici, à l’instar de José Clemente Orozco.

L’exposition fait une place non négligeable au surréalisme auquel est consacrée une salle, la dernière, qui vient comme une sorte de conclusion. Les liens entre le Mexique et le surréalisme ont en effet été très forts. On sait qu’en 1938, André Breton, après Antonin Artaud, y avait fait un de ses rares voyages à l’étranger. Emerveillé, il avait érigé le Mexique au rang de pays « le plus surréaliste du monde ». C’est là-bas que Breton y fait la rencontre de Trotski, hébergé alors chez Diego Rivera, avec lequel il cosigne le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant », bien qu’en réalité il ait été co-écrit avec Trotski. Une grande exposition surréaliste internationale est alors organisée à Mexico.

Peu de temps après son retour, la guerre fait du Mexique une terre d’asile pour certaines personnalités qui en font un authentique foyer du mouvement : Wolfgang Paalen dès 1939, Leonora Carrington l’année suivante, Benjamin Péret accompagné de Remedios Varo en 1941…L’exposition, riche et passionnante, évoque tous ces aspects.

Il est d’autant plus regrettable de voir dans cette dernière partie consacrée au surréalisme une œuvre du peintre David Alfaro Siqueiros. C’est assurément excessivement malvenu.

Les rapports de Siqueiros avec le surréalisme ont pour le moins été tourmentés. Il a par deux fois fait l’objet d’une déclaration collective du groupe, à la fois dénonciation et manifestation de mépris. Siqueiros est en effet connu pour avoir été des sbires staliniens qui se sont efforcés, finalement avec succès, de liquider Trotski lors de son exil mexicain. Trotski, dont le nom, dit Breton dans un interview, était « chargé du plus haut potentiel révolutionnaire ». Voilà ce que les surréalistes ne pouvaient en aucun cas pardonner.

En 1952, une exposition sur l’art mexicain depuis l’époque précolombienne était organisée à Paris. Par ailleurs considérée comme « admirable » par les surréalistes, l’exposition comportait une salle consacrée à Siqueiros. Les surréalistes se fendent d’une lettre de protestation rédigée par Benjamin Péret. « Il importe, en effet disent-ils, que le public soit informé de la personnalité de cet exposant. » Elle est signée du groupe et de diverses petites organisations d’extrême gauche dont la Fédération Anarchiste et le Parti Communiste Internationaliste. Elle rappelle le rôle joué par Siqueiros dans un attentat en mai 1940 qui visait Trotsky dans lequel son petit-fils Estevan Volkov a été blessé et son implication dans son assassinat en août de la même année. Le texte a fait l’objet d’un tract et a été publié dans Le Libertaire le 23 mai.

Il a ensuite été publié parmi les documents qui accompagnent le court essai d’Arturo Schwartz, Breton/Trotsky paru en français en 1977 ainsi que dans le deuxième volume des Tracts surréalistes et déclarations collectives compilés par José Pierre en 1982 et enfin dans le recueil de textes, Surréalisme et anarchie, établi par le même José Pierre et paru l’année suivante.

Il est temps de relire ce texte qui recouvre donc une nouvelle actualité :

« A L’ASSASSIN !

L’exposition de l’art mexicain des temps précolombiens à nos jours, organisée par Fernando Gamboa (1), comporte une salle réservée à David Alfaro Siqueiros. Il importe que le public soit informé de la personnalité de cet exposant.

David Alfaro Siqueiros est un stalinien militant de longue date. On le voit participer à la guerre d’Espagne dans la brigade de Lister, “ de sinistre mémoire ” (Victor Serge). Revenu au Mexique après la défaite espagnole, il dirige la nuit du 24 mai 1940 un assaut donné contre la résidence de Léon Trotsky. Cette nuit-là, un groupe de staliniens revêtus d’uniformes de la police que Siqueiros leur avait procurés et commandés par un major (Siqueiros) et un lieutenant se présentait au poste de garde chargé par le président Cárdenas d’assurer la sécurité de Léon Trotsky. En un instant, les vrais policiers étaient désarmés et ligotés et les staliniens pénétraient dans la maison, armés de mitraillettes et de bombes incendiaires. Plus de soixante coups de feu furent tirés et le petit-fils de Léon Trotsky, alors âgé d’une dizaine d’années, fut blessé tandis qu’un des secrétaires de l’ancien commissaire du peuple, Robert Sheldon Harte, était enlevé. Son corps devait être retrouvé le 25 juin à quelques kilomètres de là, dans une masure louée par Leopoldo et Luis Arenal, beaux-frères de Siqueiros. Le cadavre entouré de chaux, portait la trace de deux balles. “ Il fut tué pendant son sommeil ” (Victor Serge). Arrêté le 4 octobre suivant par le Général Sanchez Salazar, Siqueiros fut remis en liberté provisoire sous caution en avril 1941 et s’enfuit en avion le 5 mai, grâce à la complicité de Pablo Neruda, alors consul général du Chili au Mexique, qui fut même soupçonné d’avoir permis que les staliniens se déguisent en policiers à son domicile.

L’enquête montra que Siqueiros avait agi sous les ordres d’un certain Felipe qui disparut aussitôt après l’attentat. Siqueiros avait été, de toute évidence, en rapport avec Jackson Mornard qui devait assassiner Trotsky le 20 août 1940, puisque l’adresse donnée par Mornard à sa compagne était celle d’un bureau loué par Siqueiros.

Rentré au Mexique en 1947, après un séjour de six ans au Chili, Siqueiros déclarait au journal Excelsior, de Mexico, le 23 mai 1947 : “Je n’ai jamais décliné et je ne déclinerai jamais la responsabilité qui m’incombe dans cette affaire (l’assaut du 24 mai 1940 et l’assassinat de Robert Sheldon Harte), tout en affirmant que j’ai agi en franc-tireur. Je dois constater que je tiens ma participation pour un des plus grands honneurs de ma vie.” A cette époque, le dossier de son affaire avait déjà été subtilisé par les staliniens.

David Alfaro Siqueiros ne peut être qu’un agent de la police (N.K.V.D.). Il vient de faire un séjour de plusieurs mois derrière le rideau de fer. Sa présence dans une exposition et la place qui lui est accordée s’expliquent uniquement par les intérêts politiques des organisateurs. Sa participation à cette exposition, par ailleurs admirable, constitue une provocation qu’il importe de dénoncer. Elle est inadmissible à tous égards et nous oblige à élever la plus véhémente protestation.

MOUVEMENT SURREALISTE. FEDERATION ANARCHISTE. UNION OUVRIERE INTERNATIONALE. GRUPO DE COMBATE REVOLUCIONARIO (Espagne). PARTI COMMUNISTE INTERNATIONALISTE.

N.B. : Consulter : Victor Serge : Vie et Mort de Trotsky ; Général Sanchez Salazar, ancien chef du service secret mexicain, et Julian Gorkin : Ainsi fut assassiné Trotsky.

[Le Libertaire, 23 mai 1952.]

(1) Fernando Gamboa et sa compagne Zaradina Libovitch (alias Suzana Steel, alias Suzana Gamboa), tous les deux staliniens, se sont distingués en 1939, alors qu’ils avaient la confiance du ministre stalinien du Mexique à Paris, Narcisso Bassols, en empêchant, contre les instructions du président Cárdenas, le départ pour le Mexique de réfugiés espagnols non staliniens qu’ils allaient jusqu’à faire descendre des navires où ils avaient réussi à embarquer. De nombreux réfugiés espagnols leur doivent d’avoir connu les camps de concentration hitlériens où certains d’entre eux ont péri. »

En 1963, les surréalistes ont à nouveau été amenés à s’exprimer sur Siqueiros dans une « Lettre ouverte à MM. Duhamel, Mauriac, Maurois, Paulhan, Rostand, de l’Académie Française et quelques autres » où ils s’étonnent d’avoir lu la signature de ces illustres intellectuels en bas d’un appel à la libération de Siqueiros, alors emprisonné au Mexique. Après avoir à nouveau rappelé les termes dans lesquels Siqueiros revendique hautement sa participation à l’assassinat de Trotsky, « un des plus grands honneurs de [sa] vie », le texte (rédigé par Gérard Legrand) conclut : « Aucune solidarité intellectuelle ne saurait jouer envers le tenant de cette conception de l' »honneur ». ».

En 1968, un article anonyme d’un des numéros de la dernière revue du groupe surréaliste, un an avant sa dissolution, L’Archibras, relate la protestation portée aux autorités de l’Etat castriste par Michel Leiris et Dionys Mascolo à la présence de Siqueiros au Congrès culturel qui se tenait à La Havane qui passait alors pour la capitale de la lutte contre l’impérialisme. La lettre fut suivie d’effet et Siqueiros fut maintenu ensuite à l’écart. Sa réapparition lors d’une exposition d’art moderne en marge du congrès quelques jours plus tard provoqua une petite altercation dont il fut victime et où Joyce Mansour paraît-il s’illustra.

Rien de tout cela n’empêcha Siqueiros de mourir en 1974 au Mexique, honoré et reconnu comme un grand peintre national.

Je reprends volontiers la conclusion de l’entrefilet de L’Archibras, toujours d’actualité : « faire du nouveau, c’est d’abord refuser de refaire un passé qu’il faut connaître. »

Article également publié sur le blog de Mediapart par 

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