AMLO, Andrés Manuel Lopez Obrador, élu le 1er juillet dernier, prend officiellement les commandes du Mexique ce 1er décembre 2018. Sa victoire, celle d’un nationaliste progressiste, à contre-pied d’autres résultats électoraux en Amérique latine, a suscité bien des commentaires. Grinçants à droite, oxygénants à gauche.
Dossier réalisé par Jean-Jacques Kourliandsky et Christophe Ventura pour le compte de l’iris, un think tank français travaillant sur les thématiques géopolitiques et stratégiques.
Politique étrangère du nouveau président aztèque. Mexico Primero, Mexico d’abord!
Analyse de Jean-Jacques Kourliandsky
AMLO, va-t-il lancer le Mexique dans une diplomatie agressive à l’égard des États-Unis, comme le dénoncent ses adversaires conservateurs et comme l’espèrent certains de ceux qui ont applaudi sa victoire sur la barricade opposée ?
Les uns et les autres vont sans doute être déçus. Reflet de la contrainte diplomatique imposée par le voisin du nord, AMLO, a déjà laissé pointer le bout du nez d’une politique extérieure, plus pragmatique qu’idéologique, plus nationale que révolutionnaire.
Le cœur de son logiciel est avant tout et peut-être seulement mexicain. La quatrième révolution qu’il propose à ses concitoyens repose sur trois pères fondateurs, tous mexicains : Miguel Hidalgo qui a poussé le cri de l’indépendance en 1810. Benito Juarez qui a rompu les liens avec le Vatican, et libéré le pays des envahisseurs français. Federico Madero, qui, porté par une exigence de transparence démocratique a sifflé le début de la Révolution mexicaine. Souvent cité dans ses discours Lazaro Cardenas est aussi un référent important. Il est le père de l’indépendance énergétique et pétrolière.
Ces pères républicains sont intouchables. AMLO revendique leur héritage. Pour le prolonger, voire pour le rétablir dans ses vertus oubliées. Le Mexique d’AMLO n’a pas d’inspirateurs lointains. Il n’a jamais cité dans ses discours Marx ou Lénine. Pas plus que Haya de la Torre, Farabundo Marti, Sandino, Perón, Che Guevara, Fidel Castro et Hugo Chavez. Ni même Lula, Correa, Evo Morales et encore moins les figures historiques du socialisme démocratique européen. Maire de Mexico, de 2000 à 2005, il n’est pratiquement jamais sorti de sa ville. Refusant de dépenser un peso pour rencontrer ses homologues, quels qu’ils soient. Dépenses inutiles relevant du tourisme politique avait-il alors expliqué.
Seules exceptions de sa dernière campagne présidentielle, quelques visites aux Mexicains émigrés aux États-Unis, une visite à Londres à Jérémy Corbyn, travailliste national, marié à une Mexicaine, un déplacement en Amérique du Sud. Pour rencontrer deux chefs d’État représentatifs d’un progressisme modéré : Michelle Bachelet qui était encore aux commandes de son pays, le Chili. Et Lenin Moreno, le tombeur de Rafael Correa en Équateur.
Issu du PRI (parti de la Révolution institutionnelle) historique, AMLO en assume les valeurs et les principes : nationalisme, non-intervention à l’extérieur, transparence démocratique et engagement social à l’intérieur. Toutes choses qui seront rappelées dans la « Constitution morale » qu’il souhaite voir adoptée le plus rapidement possible.
Défendre les valeurs mexicaines, cela veut dire en diplomatie un retour à une pratique claire de la doctrine Estrada. Genaro Estrada, secrétaire aux Affaires étrangères, avait théorisé dans les années 1930, sous le nom révélateur de « Doctrine mexicaine », la nécessité pour son pays de défendre la non-ingérence et la souveraineté.
Cela a été rappelé aux députés de droite (membres du PAN, parti d’Action nationale) qui ont brandi dans l’hémicycle des pancartes demandant que le Venezuela ne soit pas invité à la prise de fonction d’AMLO. Le Mexique, leur a-t-il été dit, doit avoir des rapports convenables avec tous les États du monde, quelles que soient les orientations de leur gouvernement. Le Venezuela comme tous les États a donc été invité à cette prise de fonction.
Tout comme donc les États-Unis de Donald Trump avec lesquels AMLO a établi une relation fondée sur la « Real politique ». Qui a permis contre toute attente de fabriquer un compromis validant la perpétuation d’un accord économique, prenant la suite de l’ALENA. Baptisé T-Mec à Mexico et USMCA à Washington.
Et qui dit-on pourrait permettre de construire un nouvel accord réglant la question épineuse du contrôle des flux migratoires et de la frontière commune. La délégation nord-américaine attendue le 1er décembre 2018 à Mexico sera sans doute avec plus de 200 personnes la plus imposante.
Mexico d’abord donc. Encore faudra-t-il en convaincre le corps diplomatique. Les plus hauts titrés, mécontents des baisses de salaire, conséquence de la réduction drastique de l’indemnité présidentielle, ont choisi pour certains de tirer leur révérence et d’exiger leurs droits à la retraite.
AMLO au pouvoir ! Quel programme pour quel Mexique ?
Analyse de Christophe Ventura
Début juillet, Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO) a provoqué un tsunami électoral au Mexique en remportant les élections présidentielles avec 53 % des suffrages. Son Mouvement de régénération nationale (Morena) a aussi décroché une majorité absolue au Congrès. Cette victoire écrasante marque un virage à gauche inédit depuis trois décennies.
Ce sexagénaire à la fibre sociale représente une « gauche nationaliste » qui prône un État interventionniste et redistributeur des richesses. Son projet prévoit de combattre les inégalités criantes provoquées par les politiques néolibérales instaurées depuis trente ans par ses prédécesseurs. Sa prise de fonction ayant lieu le 1er décembre, AMLO pourra-t-il déployer son programme politique ? Comment entend-il se positionner sur les scènes régionale et internationale ? Le point de vue de Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS.
Qu’est-ce que la « 4e transformation » du Mexique proposée par AMLO et son mouvement politico-social Morena (Mouvement de régénération nationale) ?
La « quatrième transformation » proposée par AMLO est un projet global pour la société mexicaine, que l’on peut qualifier de refondateur et d’émancipateur de la nation et de l’État mexicains. Sous ce terme qui peut apparaître quelque peu impressionniste vu de France se cache en réalité une théorie élaborée qui inscrit l’action et le projet du sextennat qui s’ouvre dans l’histoire longue de la vie politique mexicaine
Les « quatre transformations » renvoient ainsi à plusieurs moments historiques qu’a choisis AMLO pour identifier, définir, conduire et légitimer son action. Il s’agit tout d’abord de l’indépendance du Mexique envers la couronne espagnole au 19e siècle (1810-1821). Ensuite, nous parlons du mandat du président Francisco Ignacio Madero, qui a été fondamental dans l’histoire mexicaine. Une expérience à la fois inachevée et controversée. En effet, Madero, suite à la dictature de Porfirio Diaz, a initié la révolution mexicaine en 1910 en mettant en place les premiers fondements de la démocratie républicaine, qui n’a, cependant, pas été au bout de son histoire.
Certes Madero a amorcé la modernisation du pays, mais il est également associé à la discorde des révolutionnaires mexicains et à l’assassinat d’Emiliano Zapata. Lui aussi terminera assassiné. Le « troisième moment » est incarné par Lazaro Cardenas (au pouvoir de 1934 à 1940), autre président progressiste de l’histoire du Mexique au 20e siècle. Il a mis en place et représenté un gouvernement de gauche, modernisateur et keynésien. Cardenas a consolidé et affirmé l’État mexicain en développant les infrastructures, l’éducation publique, etc. Il a également contribué au rayonnement international de son pays (Guerre d’Espagne, etc.). AMLO s’inspire également de Lazaro Cardenas pour développer ce « quatrième moment », cette « quatrième transformation ». Le président mexicain récemment élu veut donc réaliser les promesses de la république originelle du Mexique, celle qui est arrivée grâce à la révolution mexicaine.
C’est donc, dans la théorie, un projet de modernisation du pays, de refondation de l’État, d’assainissement et de reconstruction d’un tissu institutionnel qui puisse permettre la mise place de politiques visant à rééquilibrer la société en faveur des plus modestes. Dans le contexte mexicain, pays aux multiples fractures et en état de décomposition institutionnelle avancée, c’est un projet de grande ampleur.
Pauvreté, inégalités, corruption systémique organisée largement depuis l’État lui-même, relations compliquées avec les États-Unis… quelles seront les priorités du nouveau président mexicain ? Pourra-t-il notamment mettre en place le contrat social sur lequel il s’est engagé ?
La victoire d’AMLO est une victoire historique. En effet, ce succès électoral correspond à une vague démocratique d’ampleur au Mexique, puisqu’il a été porté au pouvoir dans des dimensions inédites. Il dispose de tous les pouvoirs politiques, dont les pouvoirs exécutifs et législatifs. Toutefois, AMLO gouvernera un pays où les contraintes, limites et autres freins seront nombreux et résistants. Le Mexique est actuellement doté d’un État vulnérable, en voie de décomposition, et confronté au crime organisé, au narcotrafic, etc. Les porosités entre l’État et ces univers sont nombreuses et à tous les étages.
Néanmoins, les premiers signaux sont importants pour décrypter son positionnement et sa vision. Il est important de rappeler qu’AMLO n’est pas encore au pouvoir, mais président élu. Il prendra ses fonctions le 1er décembre 2018. AMLO a envoyé deux signaux importants. Le premier au secteur privé, qui jouit actuellement de tous les privilèges sans contraintes. AMLO a ainsi confirmé l’arrêt du méga-chantier de l’aéroport de Mexico, sur la base d’une consultation populaire qui n’a pas souhaité mener ce chantier à terme. Il a voulu indiquer que désormais au Mexique, la souveraineté populaire et l’État décident. Ceci est inhabituel dans le pays. De plus, ce chantier promettait, comme souvent, une forte corruption. Le président nouvellement élu souhaite donc remettre de l’ordre au sein même de l’appareil étatique, mais aussi au niveau des relations publiques-privées, en révisant les contrats et leurs conditions.
Le second signal, envoyé cette fois-ci quelques jours plus tard par le groupe Morena (formation politique du président) au Sénat, est l’étude d’une réduction des commissions bancaires pratiquées par les banques pour les services financiers qu’elles proposent à leurs clients. Cela vise à dire que « l’État sera désormais attentif à vos activités ».
L’affaire est très symbolique. Il s’agit de montrer que la finance et les acteurs économiques ne sont plus au-dessus de l’État. C’est tout à fait inédit au Mexique, et assez rare dans le monde pour y être attentif. Ce positionnement a provoqué la panique et les craintes du secteur bancaire – relayées par les agences de notation américaines Moody’s ou Fitch – qui n’a pas accepté le principe même du retour de l’État dans le rapport avec les banques. AMLO a dû intervenir pour dire que le cadre des régulations commerciales et financières au Mexique ne serait pas modifié durant les trois prochaines années. Mais c’est aussi implicitement une manière de faire savoir que cela pourrait être le cas dans la seconde moitié de son mandat.
AMLO veut ainsi remettre les institutions étatiques en place et en état, afin d’être en mesure de rejouer un rôle dans la régulation et le contrôle de l’économie, notamment des excès du secteur bancaire. Il veut également accompagner ces mesures d’un important développement de politiques publiques et d’incitations du secteur privé à développer des activités qui soient favorables à la population, et en particulier aux couches les plus modestes qu’il souhaite élever dans la société avec plusieurs projets visant à créer des emplois, à renforcer le marché du travail, à promouvoir les droits sociaux et économiques, etc.
AMLO a annoncé avoir invité tous les chefs d’État américains (de Donald Trump à Nicolas Maduro, en passant par Jair Bolsanoro) pour son investiture le 1er décembre prochain. Qu’est-ce que cela traduit de la volonté du nouveau président mexicain ? Quel positionnement souhaite-t-il donner à son pays sur la scène régionale, voire internationale ?
De fait, on assiste à un repositionnement fort du Mexique dans la géopolitique régionale, par le biais d’initiatives relativement douces. AMLO a juste invité tous les présidents américains à sa prise de fonction, ce qui est, somme toute, une action assez banale pour un chef d’État. Cependant, dans le contexte actuel, ce geste a une symbolique spécifique. AMLO souhaite donc entretenir des relations avec tout le monde. Il veut respecter chaque pays environnant, tout en étant respecté de son côté. Il refuse de s’ingérer dans les affaires intérieures des pays de la région. Et la réciproque est qu’il considère qu’aucun pays ne devra s’ingérer dans les affaires du Mexique. C’est également un message indirect envoyé au voisin du nord.
Quant à M. Maduro et au défi vénézuélien, AMLO ne fait pas de surenchère. En l’invitant, il reconnait la légitimité de Nicolas Maduro en tant que chef d’État élu par les Vénézuéliens, contrairement aux pays latino-américains du groupe de Lima, dont le Mexique fait pourtant encore partie du fait des choix d’Enrique Peña Nieto. Même si le Mexique ne sortait pas avec fracas du groupe de Lima, il pèsera par son inertie. Le fait même qu’il reconnaisse M. Maduro invalide dorénavant les perspectives de cette coalition et de ses actions dans la région ou au sein de l’Organisation des États américains (OEA). C’est une inflexion très importante de la politique étrangère du Mexique qui est inaugurée avec la présidence d’AMLO.
Le nouveau président mexicain souhaite également entretenir les meilleurs rapports possibles – autant que faire se peut – avec les États-Unis. En effet, AMLO ne veut pas entrer dans un rapport de force avec Donald Trump. Pour lui, les avancées régionales seront conditionnées par les avancées nationales et intérieures. C’est la stratégie d’AMLO : d’abord remettre en ordre le Mexique, faire la preuve que son gouvernement fonctionne et qu’il est capable de remettre le pays debout. Ce faisant, AMLO aura accumulé la légitimité et l’autorité nécessaires pour pouvoir déployer la politique étrangère du Mexique dans la région.
Source – http://www.iris-france.org
Jean-Jacques Kourliandsky est chercheur à l’IRIS sur les questions ibériques (Amérique latine et Espagne).
Consultant sur les situations relatives à ces régions auprès de l’administration publique et des entreprises, il intervient également auprès des Fondations Friedrich Ebert et Jean Jaurès en Amérique Latine.
Membre du Comité de rédaction de La Revue internationale et stratégique, éditorialiste dans les publications mensuelles, Espaces Latinos et Revista Latina, il publie régulièrement dans Universalia, les Annales d’Amérique latine et des Caraïbes, et de façon occasionnelle dans divers ouvrages : Croissance, Réussir à l’étranger, Le Moci, Ramses…
Christophe Ventura est chercheur à l’IRIS.
Spécialiste de l’Amérique latine, il a réalisé un grand nombre de missions dans la région (Argentine, Brésil, Mexique, Amérique centrale, Venezuela, Uruguay).
Chargé de cours sur la Géopolitique de l’Amérique latine dans un monde multipolaire au sein d’IRIS Sup’, il est également enseignant à l’Institut Catholique de Paris, dans les masters de Géopolitique de la FASSE.
Journaliste, il suit depuis le début des années 2000 les évolutions politiques, économiques, sociales et géopolitiques dans cette région et publie régulièrement des articles dans divers journaux et revues (Le Monde diplomatique, Diplomatie, Mémoire des luttes, etc.)