L’incendie d’un foyer pour adolescentes ce printemps s’est propagé aux institutions: les soupçons de violences sexuelles couvertes au sommet de l’Etat menacent le président.
Un dossier réalisé et écrit par notre collaborateur Clément Détry.
Pourquoi la police du Guatemala a-t-elle laissé lefoyer pour mineures Virgen de la Asuncion se consumer sans intervenir? Depuis le 8 mars, la question n’obsède pas seulement les familles des quarante et une jeunes filles mortes et des quinze grièvement brûlées dans l’incendie de cette institution sociale sise près de la capitale guatémaltèque.
Enfermées, punies pour insubordination depuis la veille, les rebelles de la Virgen de la Asuncion représentaient-elles un danger pour les autorités du pays? Au fil des enquêtes médiatiques et judiciaires, les secrets occultés au printemps ressurgissent en scandale politique.
Il aura fallu plus de six mois pour que la recherche de la vérité connaisse une avancée significative. Et que les abus sexuels maintes fois dénoncés par les proches des victimes voient un début de confirmation.
Le 28 septembre, la justice guatémaltèque condamnait en effet un psychologue à plus de huit ans d’emprisonnement pour un viol commis en 2015 sur une mineure alors âgée de 13 ans. S’il s’agit de la première sanction prononcée contre un employé de ce centre pour jeunes filles, plusieurs témoignages avaient déjà été recueillis concernant des actes de violence ou d’exploitation sexuelles.
L’ombre du président
Le drame du foyer Virgen de la Asuncion se noue la veille de l’incendie, lorsqu’une bagarre et des punitions mettent l’institution sens dessus dessous. Les protestations des pensionnaires débouchent sur une fugue massive. Rattrapées, elles sont enfermées dans une pièce de 47 m2. C’est là qu’un matelas enflammé va provoquer le drame.
Le Ministère public a établi que le confinement policier de l’établissement était intervenu sur ordre du propre président de la République, Jimmy Morales. Inculpé pour abus d’autorité, le sous-commissaire local de la police nationale, Luis Armando Pérez Borja, a précisé au Parquet que ses agents encerclaient le foyer sous la supervision directe d’un conseiller présidentiel employé du Secrétariat aux affaires sociales, Carlos Abel Beltetón. Ce dernier a fait le déplacement pendant la nuit du 7 au 8 mars et a reçu plusieurs appels du président en personne. L’ordre a ensuite été donné aux policiers de ne pas intervenir pendant l’incendie.
Le président Morales n’a pas réagi au témoignage de M. Pérez Borja, renvoyant simplement les médias à ses propos tenus plus tôt sur CNN: «C’est bien moi qui ai donné l’instruction [de ne pas intervenir], c’est moi qui l’ai donnée personnellement, afin que la police nationale fasse le travail qui est le sien: protéger les bâtiments. Aucune personne armée ne pouvait entrer, cela est contraire au protocole.»
M. Morales, cependant, n’explique pas pourquoi un ordre de mobilisation de la police nationale a été donné en réponse à des troubles internes à un foyer pour mineures et avant même que ces dernières ne s’échappent.
«La police aurait dû se borner à localiser les fugueuses. Le conflit des adolescentes avec l’administration du lieu ne causait pas de trouble à l’ordre public», déplore la journaliste Mariela Castañón.
Mauvais traitements
Les justifications de la sous-inspectrice Lucinda Marroquin, inculpée d’homicide, sont particulièrement attendues: détentrice de la clé cellulaire, elle devra expliquer pourquoi elle n’a pas ouvert la porte après le déclenchement de l’incendie. Pour Mayra Jimenez, porte-parole du collectif de soutien aux victimes Ocho Tijax et confidente de plusieurs survivantes, l’ordre de demeurer hors du bâtiment serait une pâle excuse, puisque Mme Marroquin et d’autres officiers de police se seraient introduits dans l’établissement en violation du protocole d’intervention pendant la nuit du 7 au 8 mars.
Autre mystère: pourquoi M. Beltetón, l’envoyé présidentiel, a-t-il informé les pompiers de la fugue mais pas de l’incendie? «Ils sont d’abord venus sans fourgon d’incendie, ce qui a considérablement retardé son extinction», signale le procureur Edwin Marroquin (nom de famille répandu au Guatemala).
Enfin, les causes exactes de la rébellion des pensionnaires restent à déterminer. D’après plusieurs sources proches du dossier que Le Courrier a contactées, les occupantes de l’établissement ont pu être victimes de mauvais traitements et de prostitution forcée. Jusqu’à ce que des punitions particulièrement dures infligées 7 mars ne déclenchent la révolte fatale.
Témoignages accablants
Paula Barrios, de l’organisation féministe Mujeres Transformando el Mundo (MTM), doute que l’enquête fasse toute la lumière sur ces évènements. «Les magistrats passent à côté des problèmes structurels du système national de protection de l’enfance et des raisons profondes de la révolte du 7 mars», affirme Mme Barrios. Son organisation a récemment demandé l’ouverture d’une enquête parallèle au sujet d’actes de «torture» dans l’établissement.
Proche des survivantes, Mayra Jimenez abonde: «La révolte est intervenue après des actes d’humiliation et de torture, et elle a été réprimée par l’humiliation et la torture. Une victime survivante a reçu un coup de canif en s’échappant. Une autre a été hospitalisée pour une luxation de la hanche ce jour-là. A son retour au foyer dans la nuit, celle-ci a été menottée au dernier cran comme une criminelle et poussée à grands coups dans la salle où ont été enfermées les 56 victimes. Plusieurs témoignages de survivantes concordent pour caractériser ces actes de torture, violences qu’elles ne subissaient pas pour la première fois.»
Disparitions
Mario Polanco, de l’organisation de défense des droits humains Grupo de Apoyo Mutuo (GAM), regrette de son côté que l’enquête ouverte par le Parquet contre la traite humaine «n’ait lamentablement abouti à rien». Cet organe avait pourtant été saisi par son homologue aux droits humains (PDH) en avril. Ce dernier affirmait avoir connaissance de quarante-cinq cas potentiels d’abus sexuels dans le foyer. Selon le PDH, on ne pouvait exclure «l’existence d’un système de recrutement forcé des mineures à des fins d’exploitation sexuelle». Sollicités par Le Courrier, les services du procureur contre la traite humaine, Alexander Colop, déclarent pourtant n’avoir connaissance «d’aucun élément ni indice de traite des personnes ou d’exploitation sexuelle dans le foyer Virgen de la Asuncion».
«Nous ne pouvons prouver directement l’existence d’un réseau d’exploitation sexuelle mais nous pouvons affirmer qu’un certain nombre de disparitions n’ont pas été signalées au Parquet par le personnel du foyer», réplique Paula Barrios. Officiellement, quelquenonante-trois adolescentes ayant transité par Virgen de la Asuncion sont portées disparues depuis 2015, chiffre très largement sous-estimé selon MTM. L’ONG a contesté cette statistique devant la Cour suprême de justice.
Violeur aux yeux bleus
De fait, ce centre, avant même la tragédie, était déjà connu de la presse locale comme le «foyer dont les enfants s’échappent». Le Ministère public a émis plus de trois cents avis de recherche de pensionnaires depuis 2015.
L’ONG GAM a obtenu la localisation de trois adolescentes échappées du foyer et portées disparues. Son directeur, Mario Polanco, a répété au Courrier le témoignage de l’une d’entre elles, qui affirme avoir fui le foyer après avoir vu «cinq ou six hommes» extérieurs à l’établissement y commettre des viols. Sans affirmer que ces personnes étaient étrangères, la jeune fille a signalé que l’un de ces hommes «avait les yeux bleus», un trait physique peu commun dans le pays.
Selon le Département d’Etat des Etats-Unis, le Guatemala est un des principaux pays de transit et de travail des adultes et enfants sujets à la traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle sur le continent américain. L’institution signale que «des femmes et adolescentes du Guatemala» sont «exploitées sexuellement» dans ce pays, mais aussi au Mexique, au Belize, à Panama et aux Etats-Unis.
Le scandale du foyer Virgen de la Asuncion, dont l’histoire reste pour beaucoup à écrire, peut-il changer la donne? Norma Cruz, de la fondation Sobrevivientes, veut y croire: «Des grands bouleversements se profilent au Guatemala. Les plaintes pour abus et exploitation sexuels se multiplient et beaucoup de victimes ont surmonté leur peur. Une culture de dénonciation s’est installée, qui conduira tôt ou tard à l’ouverture de grands procès pour traite des personnes à différents niveaux de l’Etat.»