La victoire d’Andres Manuel Lopez Obrador, dit « Amlo », à la tête de la République du Mexique, a été perçue comme un séisme politique. Il s’est engagé à un vaste mouvement de transformation sociale du pays. Que pensent les experts ? Trois personnalités nous éclairent sur le sujet. Table ronde !
La table ronde est composée de Christophe Ventura, Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques, Hélène Combes Chercheure au CNRS, spécialiste du Mexique, Roberto Valdovinos Doctorant et membre de Morena (Mouvement de régénération nationale) et le débat est modéré par Jérôme Skalski du journal l’Humanité.
Débat
L’élection d’Obrador s’est placée sous l’égide d’un « projet alternatif » pour le pays latino-américain. En quoi ce projet constitue-t-il une rupture « historique » avec les politiques mises en œuvre par les gouvernements précédents ?
Christophe Ventura: Amlo a donné un nom à ce projet pendant sa campagne : la « quatrième transformation » du Mexique. Le nouveau président inscrit ainsi son orientation dans l’histoire longue du pays et associe son action aux grands moments de modernisation et d’avancées démocratiques et sociales qu’il a pu connaître sous Miguel Hidalgo (Indépendance), Benito Juarez (la Reforma) et Francisco Madero (la Révolution). On peut résumer ce projet de la manière suivante : refonder l’État national au service d’une société plus juste « pour le bien de tous, et d’abord des pauvres », comme il l’a indiqué lors de son discours de victoire.
Ce projet est également celui d’une nation plus autonome. Il s’agit ici de reconstruire la souveraineté du Mexique du point de vue de son modèle de développement économique – largement soumis aux chaînes de production et de valeur nord-américaines – et géopolitique. Amlo entend inscrire le développement mexicain dans le cadre d’un marché intérieur tiré par une consommation populaire plus forte et des secteurs productifs et industriels nationaux affirmés. Amlo promet une alliance entre une fraction de la bourgeoisie nationale productive, qui considère qu’il faut assainir un pays devenu quasi ingouvernable pour que puissent continuer à se développer les activités économiques, et les secteurs populaires qui revendiquent des transformations profondes dans le pays, sur le plan démocratique et social.
Ces objectifs sont, dans le contexte de décomposition très avancée du tissu social et de l’État (on parle du Mexique comme d’un « narco-État », rongé par la corruption généralisée, la violence et les collusions avec le crime organisé), radicaux. Pour voir le jour, ils devront impliquer une révision progressive mais structurelle des rapports politiques, économiques et géopolitiques du pays avec son écosystème régional, notamment avec l’encombrant partenaire nord-américain.
Hélène Combes: Lopez Obrador ne prendra ses fonctions que le 1er décembre. Il est cependant déjà très actif. S’il veut diversifier les partenaires économiques, il veille pour l’instant à garder une « bonne relation » avec Trump, ce qui a quelque peu surpris les militants de gauche. Il en va de même pour les milieux entrepreneuriaux, ses ennemis d’hier. Par ailleurs, Lopez Obrador veut redonner à l’État un rôle majeur dans la politique économique, par exemple en relançant l’agriculture à travers un grand plan national ou en favorisant le développement du sud-est du pays à travers le tourisme.
À cet égard, son projet de train maya est plébiscité par les entrepreneurs et les politiques locaux, mais il est décrié par les associations écologiques et les zapatistes. Afin de retrouver une marge de manœuvre financière, l’objectif est de rendre l’État moins dispendieux : l’avion présidentiel est déjà en vente et les salaires des hauts fonctionnaires seront substantiellement baissés.
Cependant, vu depuis l’Europe, son programme reste modéré. Il n’y a, par exemple, aucune réflexion sur le rôle de l’impôt ou de la mixité sociale dans la réduction des inégalités, alors que la ségrégation sociale et ethnique est très forte. Parmi les ministres déjà désignés durant la campagne et les premières nominations à d’autres postes-clés, fort peu sont des figures de la gauche mexicaine. Il s’agit essentiellement d’universitaires ou de hauts fonctionnaires reconnus pour leurs expertises et non pour leur engagement politique. Il faudra donc regarder de près leurs actions.
Roberto Valdovinos: La rupture est triple. Elle est d’abord culturelle, dans la mesure où le stéréotype du politicien riche, distant et véreux, est tout à coup éliminé. Andres Manuel Lopez Obrador préfère les restaurants populaires des villages aux grands bistrots. Il propose des réductions inouïes, le mot est pesé, du salaire des hauts fonctionnaires, bannit les chauffeurs et les cocktails.
À ces privilèges, il oppose de meilleurs services publics, des aides aux plus âgés, des bourses accessibles pour des millions de jeunes. Le tournant est aussi géopolitique : après trente ans de soumission aux ordres dictés depuis Washington, Amlo ne voit pas, lui, le moindre intérêt à apprendre l’anglais. Il propose de tourner le pays vers le reste du monde avec la conscience, voire la fierté, de son histoire latino-américaine. S’il parle des États-Unis, c’est pour évoquer la défense des douze millions de migrants mexicains.
Enfin, la rupture est sociale : pour une fois, un président est élu démocratiquement. La nuit de l’élection présidentielle, on s’est demandé si le Mexique ne venait pas de gagner la Coupe du monde, tellement les rues avaient un air de carnaval ! Un vieux poète, les larmes aux yeux, me confessa : « C’est la première fois que je vote pour quelqu’un qui gagne. » Cette rupture est-elle historique ? Demandez aux ouvriers et aux professeurs, ils diront oui. Posez la même question aux oligarques, ils répondront non. On n’y lit pour l’instant que ce que l’on veut entendre. Ce qui est certain, c’est qu’Amlo a la majorité dans les deux chambres, une équipe solide et assez de persévérance pour tourner une page noire dans l’histoire du Mexique et de l’Amérique latine.
Quels sont les obstacles auxquels il devra faire face ?
Hélène Combes: Le principal obstacle est la situation dramatique en matière de violence. On estime qu’en sus des 140 000 personnes tuées entre 2012 et 2018 dans ladite « guerre contre le narcotrafic », plus de 20 000 sont portées disparues. Les 43 étudiants d’Ayotzinapa enlevés en 2014 ne sont malheureusement qu’un cas parmi des centaines d’autres. Cette situation exacerbe aussi les violences de genre. Lopez Obrador a déjà lancé des forums de pacification un peu dans l’improvisation, selon les premiers participants. Il sera d’autant plus complexe d’agir sur la question de la violence qu’elle renvoie à des réalités locales très hétérogènes sur lesquelles le gouvernement fédéral aura peu de prise.
Idem pour la corruption dont Lopez Obrador fait pourtant une mesure phare. De plus, un haut fonctionnaire du ministère me disait en juillet qu’il faudrait au moins dix ans pour finaliser la réforme du système judiciaire. Aujourd’hui, très peu d’affaires sont résolues, très peu de coupables emprisonnés. Les policiers en charge des enquêtes doivent traiter en moyenne 200 dossiers chacun en parallèle… une tâche impossible !
Roberto Valdovinos: Je vois deux grands obstacles. À l’extérieur, certaines des positions d’Amlo sur le contrôle national des énergies fossiles et les programmes sociaux finiront probablement par l’opposer à l’oligarchie nationale et transnationale.
Amlo a pour lui la stabilité de longue date du présidentialisme mexicain ; contre lui, jouent la corruption et l’inefficacité de ce même système. À l’intérieur, l’obstacle majeur est idéologique. Après deux élections perdues (moyennant fraude et achat de votes), Amlo a décidé de modérer ses positions afin d’intégrer sous son aile des mouvements plus centristes qui, comme lui, critiquaient ouvertement la corruption et fustigeaient la soumission à Trump. Dans le futur gouvernement, cohabiteront ainsi différents spectres idéologiques.
Mais, Andres Manuel Lopez Obrador le sait, seule la gauche, qui le soutient historiquement, restera fidèle dans les moments difficiles. C’est le devoir de la société d’affronter le risque latent, réel, de droitisation.
Christophe Ventura: Au Mexique plus qu’ailleurs, être au gouvernement ne signifie pas détenir le pouvoir, surtout lorsqu’il s’agit d’y mener des politiques à contre-courant des intérêts établis. Face à lui, Amlo – qui, contrairement à Lula, qui, au Brésil, dans les années 2000, détient tous les leviers du pouvoir politique (gouvernement, législatif, État et municipalités) – trouvera d’autres pouvoirs : le narcotrafic, la violence politique, un « État profond » alimenté par les intérêts troubles des forces armées et de l’appareil sécuritaire, l’hyperpuissance des pouvoirs économiques et financiers, auxquels s’ajoutent les problèmes de pauvreté, d’inégalités et de dépendance du modèle économique aux États-Unis.
Quel est l’état d’esprit de la société civile mexicaine après cet événement ?
Hélène Combes: La société mexicaine est une des plus politisées d’Amérique latine. « La société civile » mexicaine est donc riche et hétérogène. On peut schématiquement la diviser en deux : les mouvements sociaux et organisations populaires (urbaines, indigènes, enseignantes, etc.) et les ONG.
Les premiers ont une longue histoire de compagnonnage avec la gauche que j’ai analysée dans mon livre Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique. Cependant, même si l’appui à Andres Manuel Lopez Obrador est indéniable, on peut parier que les mobilisations seront nombreuses si le gouvernement déçoit. Les ONG, dont les membres sont issus des classes moyennes contrairement à la gauche contestataire principalement implantée dans les milieux populaires, étaient loin d’être majoritairement acquises à Lopez Obrador. Bien que représentant une minorité, elles ont pignon sur rue dans les médias, les universités, les réseaux sociaux et à l’international. Elles seront une voix critique sur des sujets comme les migrants, les disparus, les violences de genre et tout ce qui touche aux droits de l’homme.
Christophe Ventura: La victoire d’Amlo – premier président de centre-gauche élu depuis la transition démocratique (inachevée) de 2000 – constitue un événement démocratique tectonique. Le système bipartite traditionnel et corrompu est affaissé. Cette victoire est d’abord une insurrection démocratique, la tentative de prendre d’assaut l’État avant qu’il ne sombre définitivement dans la catégorie « État failli ». Néanmoins, les mouvements populaires savent que le plus dur va commencer et qu’Amlo ne pourra avancer qu’en fonction de la mobilisation de la société. Et jusqu’où les intérêts des secteurs populaires et de la fraction de la bourgeoisie « nationale » pourront-ils coïncider ?
Roberto Valdovinos: La société mexicaine n’a pas changé après la victoire d’Amlo : elle avait déjà changé. C’est elle qui a fait la véritable campagne du mouvement. Les vidéos les plus virales ont été réalisées par des jeunes soutenant Amlo, les calomnies dans les journaux provoquaient des milliers de ripostes sur WhatsApp, les villages les plus isolés furent réveillés par des millions de migrants qui appelaient leurs familles pour exiger qu’elles ne vendent pas leur vote.
C’est le peuple, devenu sujet de l’histoire, qui a porté Amlo à la victoire. Il est vrai qu’une petite partie de la société civile, une fraction élitiste, y voit le risque d’une homogénéisation du peuple sous l’égide de son leader. Incapables de mesurer un tel activisme populaire en dehors de leur classe sociale, ils y restent insensibles. Le véritable défi aujourd’hui est d’acheminer cette effervescence vers des nouvelles formes de participation citoyenne. Amlo a fait le premier pas en soumettant à consultation populaire ses grands projets d’infrastructures. L’heure du peuple a sonné au Mexique, comme elle pourrait finir par sonner bientôt en France.
Source – www.humanite.fr
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Christophe Ventura, Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques
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Hélène Combes, Chercheure au CNRS, spécialiste du Mexique
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Roberto Valdovinos, Doctorant et membre de Morena (Mouvement de régénération nationale)
A LIRE
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L’Éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, de Christophe Ventura (Armand Colin, 2014).
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Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique, d’Hélène Combes (Karthala, 2011)