Mission accomplie pour Marcelo Ebrard et AMLO : le décret trumpien sur l’imposition de droits de douane de 5 % à l’ensemble des produits d’exportation mexicains a été suspendu. Reste maintenant à éviter une crise humanitaire sans précédent dans les villes mexicaines frontalières, qui devront accueillir des dizaines de milliers de demandeurs d’asile supplémentaires d’ici à la fin de l’année.
Quel est l’état réel de la situation ?
L’accord migratoire du 8 juin entre le Mexique et les Etats-Unis est une victoire importante pour Donald Trump, obtenue par le biais d’un chantage aux droits de douane qui a terrorisé son partenaire commercial mexicain. Le gouvernement de Lopez Obrador (AMLO), qui s’efforçait déjà de prendre en compte les intérêts américains dans sa politique migratoire, s’y voit désormais totalement soumis.
La secrétaire de gouvernement Olga Sanchez Cordero, en annonçant l’arrestation et l’inculpation de deux dirigeants de Pueblos sin Fronteras, une organisation de défense des droits des migrants que Donald Trump a allègrement diabolisée pour son soutien aux caravanes migratoires, a éclipsé les derniers doutes sur ce sujet.
Des milliers de migrants se retrouveront bientôt agglutinés à la frontière mexicaine…
L’une des incertitudes réside à présent dans la question de la réception au Mexique d’un nombre encore inconnu de demandeurs d’asile en cours de procédure aux Etats-Unis (en théorie, tous les non Mexicains qui sont passés par le Mexique pour gagner le territoire américain).
Le ministre des Affaires étrangères, Marcelo Ebrard, lors du meeting pour la souveraineté et la dignité nationale organisé par le gouvernement à Tijuana le 9 juin dernier, a informé de l’arrivée de huit mille d’entre eux dans les semaines suivant la signature de l’accord. Cela constitue déjà une accélération considérable de la cadence de renvoi : un peu plus de six mille renvois entre janvier et mai 2019, et maintenant huit mille en quelques semaines.
Cette situation dure depuis l’adoption en décembre dernier d’une mesure d’imposition unilatérale de ces renvois temporaires de migrants par l’administration Trump à son voisin du sud. L’accord du 8 juin, accepté par Mexico pour éviter l’imposition de droits de douane de 5 % à l’ensemble des produits mexicains exportés vers le marché américain, force le consentement écrit du pays à cet état de fait tout en l’étendant à l’ensemble de la frontière.
L’ex-secrétaire à la Sécurité intérieure des Etats-Unis, Kirjsten Nielsen, a mentionné sept cent mille demandes d’asile en cours de traitement dans l’ensemble des tribunaux américains avant de démissionner de l’administration Trump en avril dernier.
La plupart de ces requérants sont passés par le Mexique pour se rendre aux Etats-Unis, et sont donc éligibles pour la procédure de renvoi temporaire. A cela s’ajoutent tous les demandeurs d’asile qui prendront à l’avenir le chemin de la frontière sud des Etats-Unis, dont l’accord prévoit un renvoi “automatique et immédiat” vers les villes mexicaines frontalières dès l’enregistrement de leur demande.
Tijuana, Ciudad Juarez ou Piedras Negras vont devenir des villes vulnérables
Des villes comme Tijuana, Ciudad Juarez ou Piedras Negras doivent donc se préparer, selon les calculs les moins alarmistes, à recevoir des milliers de demandeurs d’asile renvoyés par mois, en plus de tous ceux qui sont déjà en attente de pouvoir passer la frontière pour déposer leur demande. Ce temps d’attente est aujourd’hui de plusieurs mois, rien que pour parvenir à entrer dans le poste frontalier et à déposer la demande. Le nombre de demandeurs d’asiles présents à la frontière a augmenté de 70 % entre 2017 et 2018, et a continué à grimper en 2019.
Pour finir, à cette présence massive des demandeurs d’asile dans les villes frontalières s’ajoutera un nombre de déportations qui sera probablement supérieur à trois cents mille cette année aux Etats-Unis, dont plus de deux cents mille auront pour destination le Mexique.
Ces déportés restent moins nombreux au total que sous l’administration Obama, mais plus nombreux en proportion à rester dans les villes frontalières, car ils ont vécu toute leur vie et tissé tous leurs liens familiaux aux Etats-Unis. Les structures d’accueil doivent prévoir davantage de temps et mettre en œuvre davantage de moyens pour assurer leur hébergement et accompagner leur intégration à la société mexicaine.
Des structures d’accueil insuffisantes voir inexistantes sur la frontière
Mais qu’entend-on au juste par “structures d’accueil” ? Ne nous égarons pas sur ce point : le gouvernement, au Mexique, participe à titre minime aux dispositifs d’hébergement, d’alimentation, de soins et d’accompagnement (juridique, psychologique, professionnel) des populations migrantes.
Nous l’avons déjà vu en 2016-2017 lors de l’arrivée massive de migrants haïtiens aux frontières de Tijuana-San Diego et Mexicali-Calexico : aucune infrastructure n’existe en dehors des réseaux de soutien associatif et religieux, dont certains reçoivent quelques maigres subventions des municipes et des Etats. Le gouvernement fédéral n’existe qu’aux moments de l’arrestation, de la détention et de la déportation, lesquelles s’accompagnent de violations systématiques des droits humains des exilés.
D’où l’euphémisme de Tonatiuh Guillen, directeur de l’autorité migratoire mexicaine (INM), qui a mis en garde le gouvernement en décembre dernier au sujet des “capacités de réception insuffisantes” de son institution dans le contexte des premiers renvois de demandeurs d’asile vers certaines villes frontalières en décembre dernier.
Un reportage récent de Telemundo montre que ces migrants continuent à saturer les hébergements associatifs et religieux et à errer dans Tijuana, Mexicali et Ciudad Juarez, tandis que le traitement de leur demande d’asile prendra encore des mois voire des années dans le mille-feuille de la bureaucratie américaine. Ce qu’AMLO et Marcelo Ebrard n’ont pas dit aux Mexicains, les habitants de Tijuana le savent déjà : les structures d’accueil que M. Guillen qualifient d’”insuffisantes” sont en réalité inexistantes….
Les gouverneurs des Etats du nord du pays qui ont accompagné AMLO au rassemblement du 9 juin à Tijuana le savent également. Tout en manifestant son soutien à l’acte d’unité nationale du président, la gouverneure du Sonora, Claudia Pavlovitch Arellano, a fait savoir depuis la ville frontalière que “les Etats fédérés ne disposent pas des ressources nécessaires pour répondre aux besoins de logement, d’éducation, d’emploi et de santé qui émergeront de cette nouvelle situation migratoire”.
Des vœux pieux de la part du gouvernement mais à terme une pression forte de l’opinion publique mexicaine..
Si l’on en croit un tweet d’Olga Sanchez Cordero, le gouvernement fédéral s’engage à “fournir des opportunités professionnelles, ainsi qu’un accès à la santé et à l’éducation aux migrants présent sur le territoire national”, à condition que ces derniers s’y rendent “de manière régulière, sûre et ordonnée”. Des “opportunités” pour les migrants, sans vraiment préciser lesquels, et six mille gardes nationaux envoyés à la frontière sud dans le modeste objectif de “démanteler les réseaux de passeurs, de trafic de drogue et de trafic d’armes”.
Voilà tout ce que l’on sait, pour l’instant, des modalités de mise en œuvre de cet accord léonin et contraire au droit international humanitaire dont les dirigeants mexicains se demandent probablement comment ils vont l’appliquer.
Car même si le gouvernement obtient du Congrès mexicain une rallonge budgétaire qui fera sourire jusqu’aux oreilles la personne qui a promis de faire payer son mur frontalier au Mexique, et qui risquera de froisser une partie de la population mexicaine dans le contexte d’une crise budgétaire sans précédent du secteur santé, cela n’est pas juste une question d’argent.
L’inconnue de l’équation reste la création ex nihilo et sous l’empire de la contrainte immédiate d’une politique publique de réponse humanitaire à la migration forcée des demandeurs d’asile, conformément aux conventions de Genève et à ce qui était la promesse de campagne de Lopez Obrador. Les promesses d’aide au développement du triangle nord de l’Amérique centrale ne changeront pas du jour au lendemain du fait qu’il s’agit d’une des régions les plus violentes du monde, avec des taux d’homicides volontaires dignes des pires zones de guerre.
Clément Detry – La rédaction – (www.laprensafrancesa.com.mx)